Au Cameroun, le chemin de croix des journalistes en quête d’informations agricoles
A Douala, capitale économique, les reporters ont du mal à obtenir des statistiques, données et autres renseignements dans le cadre de leurs investigations.
« Si tu veux faire un compte-rendu sur la distribution des motos, brouettes et machettes aux agriculteurs, ils vont te recevoir avec plaisir. Mais, si tu veux mener une enquête sur l’identité réelle des bénéficiaires, tu trouveras la porte fermée ». A 33 ans, Albert* est un journaliste indépendant vivant à Douala, capitale économique du Cameroun. Au fil de ses 7 années d’exercice, il s’est spécialisé dans le traitement des sujets liés à l’environnement et l’agriculture. « J’aime aller au fond des choses et mettre en exergue les incongruités de certains responsables des projets gouvernementaux », précise l’homme, drapé dans un smoking sur mesure.
En 2009, comme de nombreux journalistes, Albert décide de mener une enquête sur les détournements de fonds confirmés par un rapport de la Commission nationale anti-corruption (CONAC) au Programme national d’appui à la filière maïs (PNAFM). A la délégation régionale de l’Agriculture et du développement durable (MINADER) pour le Littoral, le jeune homme veut « juste » obtenir la liste des agriculteurs et agricultrices de la région ayant bénéficié du programme. « J’ai tenté en vain de rencontrer le délégué à trois reprises. A la délégation, ils m’ont demandé de déposer une lettre en expliquant ce que je voulais. Ce que j’ai fait sans jamais recevoir de réponse », se souvient-t-il.
Albert finit par « coincer » le délégué à la sortie de son bureau. Mais, ce dernier lui demande de « suivre la procédure ». « Je lui ai dit que j’avais déjà déposé une lettre. Il m’a dit d’attendre. Voilà huit ans que ça dure », ironise le journaliste qui, las d’attendre, a tout de même mener son enquête en obtenant la liste « d’autres manières ».
Se faire passer pour un étudiant
Au Cameroun, l’accès à l’information est l’une des principales difficultés que rencontrent les journalistes dans l’exercice de leur métier. « La liberté d’information est une liberté fondamentale et un droit humain. Pour cela, tous les acteurs, tous les fonctionnaires, tous les officiels qui retiennent par devers eux les faits et données sollicités par les journalistes violent ainsi un droit fondamental et inaliénable des citoyens », s’insurgeait le Syndicat national des journalistes du Cameroun (SNJC), le 3 mai 2016, à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse.
Sur le terrain, les reporters qui mènent des enquêtes comme Albert, doivent donc rivaliser d’ingéniosité pour « séduire » les « acteurs », « fonctionnaires » et « officiels » à la tête des délégations ou des projets agricoles subventionnés à coups de milliards de Francs Cfa par le gouvernement et les bailleurs de fonds tels la Banque mondiale (BM), l’Agence française de développement (AFD) ou encore la Banque africaine de développement (BAD).
« Ils ont peur de donner l’information et même les statistiques car, beaucoup font du faux. Avec un tableau aux chiffres incorrects, on peut les démolir en enquêtant, assure un journaliste de la Voix du Paysan qui a souhaité garder l’anonymat. Lors de mes investigations, je n’ai jamais obtenu d’eux des informations. Ils ont trop peur de me les donner ». Pour les faire parler, il se fait souvent passer « pour un étudiant en pleine recherche ou rédaction de mémoire ».
« A force de mener des enquêtes à Douala, Yaoundé et partout au Cameroun, on finit par se lier d’amitié avec des personnes honnêtes dans ces ministères et délégations. Ce sont eux qui me donnent souvent des données », poursuit le journaliste qui précise avoir reçu plusieurs fois des menaces et intimidations à la suite de ses investigations. D’ailleurs, selon le classement mondial de la liberté de la presse 2016 de l’Ong Reporters sans frontières, le Cameroun occupe la 126ème place sur les 180 pays classés avec un score de 40,53 alors qu’en 2015, il était classé 133ème pour un score de 39,63. Une régression due entre autres à la rétention d’information et les intimidations dont sont victimes les journalistes.
Devenir « patriote » pour obtenir l’infos
« Les journalistes n’aiment pas solliciter les services publics parce qu'ils ont des préjugés. Ils pensent qu'on ne les recevra pas ou que les fonctionnaires ne travaillent pas », justifie pour sa part, Catherine Ngo Mandeng, déléguée département de l’agriculture et du développement durable pour le Wouri. Pourtant, avant d’arriver chez la « départementale » dans le cadre d’un reportage que nous menions sur la culture du maïs, nous sommes allées à la délégation régionale pour obtenir des statistiques sur la production dans la région du Littoral au mois de février 2017.
« Allez faire une demande d’information signée par votre chef, qui sera adressée au délégué régional de l’Agriculture et du développement durable pour le Littoral. Lorsque le délégué la recevra et donnera son autorisation, nous vous donnerons toutes les informations. Nous avons toutes ces données, mais nous ne pouvons rien faire pour vous si nous n’avons pas l’aval du délégué », a répondu l’un des responsables, après que nous ayons essayé en vain de rencontrer le délégué.
Si pour nous, obtenir ces informations étaient difficiles, certains journalistes qui se réclament des « patriotes », n’ont pas besoin de lettre pour avoir données, statistiques et autres informations. « J’ai choisi d’être patriote. J’aime mon pays et c’est ma ligne éditoriale, se défend Claude Réné Kana Kana, rencontré à ses locaux au quartier Sic-Cacao à Douala. Je ne tire pas sur le gouvernement et même lorsque nous décidons de mener des enquêtes, nous fustigions le système pas des hommes ». Le directeur de la publication du journal Paysan Elite, spécialisé dans l’agriculture, assure n’avoir aucune difficulté à obtenir « toutes les informations » dont son journal a besoin. « Les délégués nous reçoivent lorsque nous les sollicitons. Nous n’avons pas besoin de lettres », tranche-t-il.
Est-ce à dire que, pour avoir facilement accès aux responsables du ministère de l’agriculture dans la région du Littoral, les journalistes doivent cesser de mener des investigations pour ne faire que des comptes-rendus à leur gloire ? « Quand je suis sollicitée, je donne toutes les informations ou oriente la personne vers un collaborateur susceptible de satisfaire l’intéressé. Cependant il y a des informations stratégiques qui ne peuvent être communiquées n’importe comment », justifie une fois de plus, Catherine Ngo Mandeng, la déléguée départementale du Minader pour le Wouri. « Au Cameroun, de nombreux journalistes trouvent toujours à redire sur ce que nous faisons. Certains veulent de l’argent et nous ne pouvons les recevoir », ajoute un responsable au ministère de l’agriculture, joint par téléphone.
Investiguer pour combattre la corruption
Dans un pays où 54% de la population estimée à 22 millions d’habitants vit de l’agriculture (Banque mondiale), des journalistes pensent que les investigations doivent être menées pour que le secteur puisse se développer. D’après l'indice de perception de la corruption 2016 de Transparency International, le Cameroun est classé 145ème nation sur 176 pays. Un rang qui, selon les reporters, pourra être revu à la baisse s'ils font leur travail d'investigation dans des domaines importants comme l'agriculture.
« C'est l’un des secteurs qui, selon moi, concentre le plus de corruption. Les sommes investies par les bailleurs de fonds sont énormes. Pourquoi le secteur est toujours archaïque ? s’interroge Albert. Il y a des centaines de programmes qui distribuent de l’argent, du matériel et dispensent même des formations gratuites aux agriculteurs. On ne mène pas beaucoup d’investigations pour s’assurer que tout est transparent. Même si en face, les pouvoirs publics refusent de nous recevoir, c’est notre rôle, journalistes agricoles, de mener ces investigations».
Marie-Louise Mamgue et Josiane Kouagheu
(*) Le prénom a été changé à la demande de l’auteur