Au Nord du Cameroun, les fermiers expérimentent l’élevage des chèvres laitières
Bien que la filière caprine y soit développée, sa chaîne de valeur laitière peine à décoller du fait de la faible consommation de ce lait par les habitants. Reportage dans la première ferme de chèvres laitières de la région.
Djirladjé, Nord du Cameroun, le 10 février 2024. Dans la cour de Sahel Production, la première ferme de chèvres laitières de la région, Bayang balaie un hangar vide parsemé de déchets. « Le berger est allé au pâturage avec les animaux », explique l’assistant des opérations. Par la suite, il s’active à emballer des feuilles de jujubier destinées à l’alimentation des chèvres, en attendant leur retour.
Quatre heures plus tard, Adolphe Birwé alias « Nasa » annonce son arrivée par les bêlements. Placé derrière ses chèvres, bâton en main, le berger les compte du regard, s’assurant ainsi qu’aucun animal n’a été oublié. Puis, il attrape deux seaux et se dirige vers le puits d’eau planté à l’extrémité de la ferme. Abreuver son troupeau dès le retour de la brousse est presque devenu un réflexe pour ce jeune homme. Après leur avoir donné à boire, il attend patiemment le coucher du soleil pour ramener les bêtes dans le hangar.
Riche en protéines
« On est passé de 35 chèvres en 2016 à un cheptel de plus de 80 chèvres en 2024 », souligne le docteur Hamidou Issoufa, ingénieur zootechnicien et délégué de Sahel Production. Ce Groupement d’initiative commune (GIC) a été mis en place par huit éleveurs de petits ruminants, dont quatre femmes et autant d’hommes, avec pour but de produire et de développer la filière caprine, plus particulièrement l’élevage de la chèvre laitière dans la région.
La chèvre laitière est une chèvre élevée avec pour objectif de produire du lait frais pour la nutrition aussi bien de ses petits que les humains. D’après Hamidou Issoufa le lait de chèvre, de par sa qualité nutritionnelle est meilleure que celle de la vache car il est recommandé pour les enfants et les personnes du 3ème âge. « La caséine contenue dans le lait de chèvre est plus riche que celle contenue dans le lait de vache. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de m’engager dans cette chaine de valeur lait de chèvre jadis rare dans notre environnement », poursuit le spécialiste des petits ruminants.
En effet, malgré ces qualités nutritionnelles, le lait de chèvre est encore très peu connu dans la région, contrairement au lait de vache qui se vend dans de nombreux bars laitiers. Pourtant, la filière caprine y est fortement développée. D’après les statistiques, le cheptel est passé de 553 099 bêtes en 2019 à 797 686 en 2023. « Cet élevage est prisé dans la région en raison des habitudes alimentaires des populations, de la rusticité de l’espèce et de sa fécondité avec des portées gémellaires », souligne Hamidou Bouba, chef de service régional du développement des productions et des industries animales à la délégation régionale de l’Élevage, des Pêches et des Industries animales du Nord. A l’en croire, la région compte 6 159 éleveurs de petits ruminants.
Difficultés
D’après Hamidou Bouba, cet engouement pour l’élevage caprin est soutenu par des facteurs favorables tels que sa faible occupation d’espace, son faible coût, sa production abondante de lait, sa faible exigence en termes de qualité d’aliments et sa consommation alimentaire faible. Cependant, la chaîne de valeur chèvres laitières est à la peine.
Ce secteur innovant de l’élevage se heurte aux difficultés telles que la faible habitude de la consommation du lait de chèvre, la cherté des intrants tels que le tourteaux, l’inexistence des fermes dédiées et des races améliorées pour les croisements, la peste des petits ruminants qui décime le cheptel, l’insuffisance d’eau et de pâturage en période de soudure et l’absence de synchronisation des chaleurs des chèvres (faire en sorte qu’elles mettent bas au même moment afin de maximiser les quantités de lait).
Les fermiers qui s’engagent dans ce secteur y vont donc pas à pas. Pour démarrer cette aventure en 2016, les éleveurs de Sahel Production ont acquis sur fonds propres 38 sujets, soit 35 chèvres et trois boucs. Ils ont collectionné les races dans plusieurs marchés de la région voisine de l’Extrême-Nord : à Kousseri, le long du lac Tchad, à Waza, au marché Mémé... « Tout dépend de la taille de l’animal. Sinon, une chèvre a coûté entre 40 000 F Cfa et 45 000 F Cfa et un bouc entre 50 000 F Cfa et 55 000 F Cfa en moyenne », se souvient le docteur Hamidou Issoufa.
Sélection des races
Au fils des ans, ces éleveurs ont procédé à la sélection des bonnes races selon certains critères. Ces paramètres sont entre autres la qualité de la chèvre allaitante, la quantité de lait qu’elle produit, la résistance aux maladies et la manière d’allaiter ses petits. Un regard déterminant est posé sur les sujets qui développent des inflammations des glandes mamelles (mammites) dont le lait est inapproprié à la consommation humaine. En cas de non-respect de ces critères, le sujet est envoyé au marché ou à la boucherie. Le reste du cheptel est gardé et élevé selon des règles bien précises.
Retour à la ferme Sahel production. Après l’arrivée des animaux du pâturage, Bayang, assistant des opérations, verse des aliments dans les mangeoires. L'alimentation des chèvres laitières est composée des fans de haricots et de riz, des tiges de mil et des fans d'arachide broyés à l’aide d’un moulin placé sous un hangar. « On achète un sac de feuilles de jujube à 1000 F Cfa. Les sons de maïs, de mil et les restes d’arachide se négocient en fonction du tas, de la distance et de sa consistance », précise Olivier Daawé Boulga, l’un des superviseurs de la ferme.
Cette alimentation est complétée par la pierre à lécher fabriquée localement. Cette denrée est riche en minéraux et oligo-éléments. « Pour fabriquer la pierre à lécher, on a besoin du sel, du natron, un peu de ciment, la farine d’os ou du calcaire. On fait le mélange avec un peu d’eau et on obtient une pierre à l’aide d’un moule », détaille Olivier Daawé Boulga. Selon le docteur Hamidou Issoufa, une chèvre produit en moyenne 0,7 litre de lait par jour.
Forte demande
« Avant l’appui du Prodel (Projet de développement de l’élevage), on était à une moyenne de 20 à 25 litres de lait par jour. Avec le concours du Prodel, nous produisons entre 40 et 45 litres de lait par jour pendant la phase de lactation de ces chèvres », révèle l’un des associés de Sahel Production qui n’a pas souhaité être cité. Après la traite qui se fait manuellement pour le moment, une partie de ce lait est vendue crue, une autre est pasteurisée pour la vente et le reste est transformé en yaourt et en fromage.
« Au vu de la demande actuelle en fromage, on ne peut pas produire assez pour satisfaire les clients qui sont les enfants, les femmes et les vieillards », indique Hamidou Issoufa. Car les habitants commencent peu à peu à apprécier. « Je consomme beaucoup le lait de vache, mais depuis qu’on m’a expliqué les biens fondés du lait de chèvre, j’en raffole. Ça a un goût différent du lait de vache », se réjouit Ismaïla, habitant de Garoua, capitale régionale du Nord.
Jérôme Baïmélé